L’impossible transparence
anatomique de la peau
La peau donne autant à voir qu’à cacher.
Tant que nous vivons, elle est la limite tactile et visuelle, la plus
manifeste, de notre corps touché ou vu de l’extérieur.
Malgré sa finesse et sa
fragilité, spécifiquement humaine, elle faisait obstacle à notre vision
pénétrante, tout au moins jusqu’à l’invention de la radiographie.
Quand elle
survient, la mort est une limite encore plus radicale. Si elle lève le voile de
la peau, c’est pour révéler la chute des chairs dans l’éclat informe des
couleurs naturelles, de leurs nuances indiscernables et de leurs replis
obscurs.
Avec cette limite ultime, nous ne disparaissons pas seulement à nous-mêmes
mais aussi à la perception d’autrui.
Toutefois, bien avant les techniques
d’imagerie médicale, les anatomistes on put explorer post mortem cet invisible dedans corporel.
En transgressant dès que
possible la limite de la peau et avant même d’inventer des procédés limitant le
processus de néantisation, ils ont pu fixer leurs découvertes dans l’unité
abstraite de signes constitués en corps imputrescibles : mots et images,
gravés ou sculptés..
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Les premiers anatomistes
n’accomplissaient-ils pas, alors, le geste inaugural des premières
images ?
Les signes rituels, tracés à même la peau, ne cherchaient-ils pas
déjà à traverser cette première limite de la visibilité ?
Ne s’agissait-il
pas de devancer ou de contrôler sa radicale substitution par celle de la mort ?
Ces images de chair, peintes par scarification, tatouage, masque, maquillage et
vêtement, se distinguent pourtant des images du corps anatomique, divisé selon
ses limites organiques.
Car, lorsque la peau n’est plus leur support direct,
les images du corps risquent non seulement de perdre l’unité de leur cadrage,
mais les couleurs qui les animaient en les débordant.
D’où l’enjeu essentiel de
la peinture ouverte à des supports désincarnés : ne pas se limiter au
trait ou au dessin de l’ombre mais retrouver, par le travail des pigments
artificiels ou des surfaces, cette profondeur de l’incarnat.
Pour donner une
image du corps, dédoubler la peau par la ligne ne suffit pas, il faut faire
aussi signe vers le dedans qui fait vaciller les contours et se dérobe.
Mais
peindre ce dedans pour lui-même, n’est-ce pas abandonner la
représentation, instrument du dehors, au risque de l’informe ?
******
Avec Von Hagens, l’anatomie contemporaine
déploie, paradoxalement, tous les artifices de la représentation pour donner à
voir non plus des images, mais la « réalité » même du dedans de nos
corps avec, en gage d’authenticité, leurs couleurs naturelles figées dans le
plastique.
Allons-nous enfin nous connaître, en osant nous regarder jusqu’au
plus profond de nos corps ?
Est-ce nous voir vraiment en face, sans le
détour ou l’écran des images ?
Malgré la mise en scène, de ces cadavres
sculptés et statufiés pour l’éternité, est-ce vraiment la fin de l’image
annoncée par l’histoire de la peinture moderne ?
Loin d’être la fin du narcissisme,
n’est-ce pas plutôt l’illusoire accomplissement de son phantasme :traverser la frontière de l’image, pour se rejoindre soi-même
définitivement ?
N’est-ce pas l’ultime triomphe de l’image contemporaine,
libérée de toute attache fixe à un support : retrouver la peau, son
premier support, pour substituer à son opacité et son imperceptible profondeur
une transparence absolue ?
La peau écran des premières images : le corps
symbolique comme invisible dedans subordonné au dehors social
La psychanalyse le conceptualise pour
l’individu et l’anthropologie en étudie les variations au niveau de l’histoire
collective : l’image donne naissance au corps en tant qu’unité symbolique. Dans
cette opération, le corps vivant matériel est comme désincarné au profit du corps
visible socialement. Cette désincarnation, nécessaire à l’opération
médiatrice du support, est comme un transfert de chair à l’image ainsi
médiatisée ou incarnée. Du fait de son ambiguïté métaphorique, le mot
« chair » peut, précisément, exprimer le mouvement par lequel ce
processus de symbolisation dépasse la peau, dans sa fonction de limite
biologique, qui, alors, devient l’abstraction d’une frontière, avec toutes ses
concrétisations ou découpes possibles, variant selon les structures sociales.
Dans le « système sauvage » (Maertens, 1974 : 26)[1],
la frontière se peint en pleine chair vive. Tracée et colorée la peau fait
frontière, c’est-à-dire fonction de coupure et de lien. L’individu est, à la
fois, séparé d’un mode d’être fusionnel, avec le corps terre ou mère, et
intégré au corps collectif, qui lui donne sa place, comme partie
essentiellement hiérarchisée par la différence des sexes, âges, générations et
généalogies lignagères ou mythiques. Entre ce corps originel indifférencié et ce corps hiérarchisé, le
corps individuel se construit comme une frontière de chair, productrice
d’images puisant leur matière du dedans et leurs formes du dehors.
Ces images donnent visibilité ou cadre et donc ordre, aux pulsions internes
d’indifférenciation, en distinguant et distribuant les couleurs entre naissance
et mort, féminin et masculin, nature et culture. Il s’agit de donner forme ou
sens à l’informe en opposant et fixant les teintes, à partir de l’excès ou
défaut de couleur visible qui caractérise l’inimaginable de la mort ou du
féminin matriciel, comme bord originaire ou ultime[2].
Cette mise en forme articule deux types
de marquage : celui de la scarification et du tatouage qui pénètrent la
peau et celui de la peinture qui s’y superpose.
Dans le premier cas, c’est le discours du dessin comme trait se
détachant d’un fond, d’où le privilège de la scarification pour les peaux
sombres et du tatouage pour les peaux claires. L’incision détermine une trace
fixe et irrévocable, qui est d’abord tactile avant d’être visuelle. Pour la
scarification, l’entaille peut même aller jusqu’à marquer les os et ainsi
identifier par delà la mort. Dans le second cas, c’est le discours de la
couleur qui peut, lui aussi, constituer une image post mortem, mais sur la peau vivante il s’efface rapidement. La
peinture reste ainsi plutôt occasionnelle et sa nécessaire répétition l’ouvre à
une plus grande variété de motifs. De plus, l’image produite étant d’abord
visuelle, la distanciation par rapport à l’indifférencié originaire ou érogène
est plus grande. Cela se traduit par le primat des images figuratives, alors
que les images tactiles, plus immédiates, seraient plutôt non-figuratives.
Selon Maertens (1974 : 47-55), cette distinction construirait,
précisément, la hiérarchisation symbolique entre le masculin (primat phallique
de la forme) et le féminin (restant plus près de l’informe).
La couleur sert la figuration en
redoublant la peau, ainsi offerte aux signes et aux décryptages. Les cellules
de l’épiderme se renouvellent très vite, la texture et l’incarnat varient, alors que les pigments de la
couleur domestiquée restent stables et unifiants. La matière naturelle,
minérale, végétale ou animale, est sélectionnée, parfois transformée et
toujours broyée en particules insolubles qui, captent la lumière, fixent les
tons et déterminent les contrastes. Véhiculé et régulé par un liant incolore,
le pigment se substitue au grain de la peau, pour s’étaler selon des mélanges
et des structures qui ne dépendent plus que du geste rituel. Guidé par le
groupe, ce geste réorganise la nature aux rythmes des oppositions symboliques. Le
temps du vivant s’ordonne selon les âges et le sexe comme genre ou
construction sociale : les plus vieux peignant le corps des plus jeunes, comme
la mort détermine la vie et le masculin le féminin.
Construit par le redoublement de la peau
vivante, le corps collectif naît du vide de la coupure inaugurée par l’incise
du trait scarifié ou tatoué. S’il ouvre à la disparition du corps biologique,
dont il anticipe la mort à partir de laquelle et contre laquelle s’instaure le
pouvoir des signes, la couleur peinte n’est pas la simple restitution de la vie
par le mouvement. Elle est sa mise en
ordre, sous le regard et le contrôle social. Colorée, artificiellement, la peau
n’est pas seulement plus lisse ou glabre. Elle devient la surface abstraite
d’un écran où tout peut signifier. Les orifices naturels, l’incarnat et les
particularités individuelles (tâches, grains de beauté, etc.) ne sont plus que
des décadrages : un hors-champ dont le sens reste imposé par le cadrage
initial.
Ainsi, la peau s’absorbe et disparaît
dans l’image. Sa chair n’est plus exclusivement l’insondable dedans, aux
couleurs singulières, obscures ou illisibles ; mais le miroir ou
l’expression du dehors comme clarté de l’ordre social. Pour gagner
en lisibilité et durabilité, cette chair de formes et de couleurs peut alors
être comme projetée sur d’autres supports. Plutôt que d’être redoublée, la
surface cutanée est alors dédoublée par d’autres écrans où peuvent s’enraciner
les images de nouveaux corps possibles. Si la vie est transférée à ces supports
inorganiques, c’est la mort comme présence d’une absence qui paradoxalement
continue d’animer et d’ordonner les signes.
Comme sur la peau vivante, lorsque le
trait se grave sur la roche, il exploite les fissures et les linéaments
naturels qu’il souligne et oppose dans un système de contrastes, comparable à
celui de la peinture, qui, elle aussi, joue avec les teintes naturelles de ses
supports comme de ses constituants. Le trait est couleur et réciproquement,
quand la couleur n’est plus continuité indéfinie de nuances mêlées, mais
discontinuité ordonnée par le colorant et sa fixation reproductible.
La chair de l’image libérée de son premier support :
l’histoire picturale, entre triomphe
du dehors et révolte du dedans
Mais, lorsque la peau n’est plus le
support direct des images, la distance se creuse entre le dedans et le dehors
du corps. Le trait peut s’émanciper de la couleur, passer du dessin à
l’écriture, et la peinture peut n’être plus que l’écho d’un dedans dématérialisé
sous le contrôle d’un dehors triomphant. Si la couleur a porté et
transporté cette dématérialisation en se substituant à la peau, le risque pour
la peinture c’est que le trait à même cette nouvelle chair, ne fasse plus corps
avec elle et l’oublie au profit de la seule abstraction de l’idée de frontière.
Comme l’exprime les mythes d’origine de la peinture chez les Grecs, faisant du
dessin de l’ombre son premier tracé inaugural, le trait qui a perdu sa
profondeur tactile peut rendre la couleur accessoire ou subordonnée pour
domestiquer le dedans à partir du vide de la mort, comme disparition ou
absence.
La découverte, au XIXe siècle, du caractère essentiel de la « polychromie »
dans l’architecture antique (Gargiani, 2002 : 62-75) a pu conforter une
théorie de la subordination des couleurs distribuées suivant les divisions
organiques, que déterminent les formes et qui assurent la domination de la
lumière. Un enjeu majeur de la peinture a été de renverser cette subordination
architectonique, cette domination de la ligne ou de l’écriture, ce primat du
verbe sur la chair. C’est, précisément, contre cette priorité du dessin ou de
l’idée que s’est développé le « colorisme ». La couleur ne fait alors
plus seulement surface pour colorier des formes prédéterminées, elle fait trembler
l’assurance ou la délimitation du trait et vaciller les fondements ou la
fermeture de ses contours. Elle porte de nouveau l’image mais en risquant,
alors, de s’émanciper à son tour, en oubliant la mesure du tracé à distance des
chairs.
Pour Francis Bacon, même s’il s’agit de « sauver le contour » (Deleuze,
1981 : 79), l’image même n’est plus qu’un cri inaudible : celui d’une
mort retournant à l’anonyme et donc, symboliquement, tout aussi impossible
qu’une naissance ou une différenciation sexuelle.
Le trait devenant ligne ou écriture, en
s’émancipant de la couleur, s’est accompli, dans l’histoire picturale, avec le
titre qui achève le cadrage du tableau, alors d’autant plus ouvert à la
distanciation et à la circulation débordant tout ancrage dans le corps et ses
enveloppes : peau, parois d’abri naturel ou architecturé. Mais les mots
permettaient d’arrimer l’œuvre, de réguler les échanges, de guider sa réception
et son interprétation. Cet équilibre se perd, lorsqu’en continuant à se plier à
cet usage, l’artiste le neutralise. Donnant des titres les plus anonymes
possibles, Bacon n’évoque le plus souvent qu’une Figure avec ses variations de
postures que multiplient ses Etudes.
D’abord radioscopique, l’œil de Bacon ne
tente pas d’unifier les sensations, en les réduisant aux impressions du
sujet-peintre. Il plonge dans leur matière, où elles ne sont plus que tensions
de forces ou couleurs. Non pas celles de la nature peinte par Cézanne, mais
celles d’un dedans inorganique. Devenues autonomes par rapport aux choses
colorées, les couleurs s’échappent du corps peint, que la peau et même les
habits ne retiennent plus. Pourtant les plans ne s’effondrent pas les uns sur
les autres, la profondeur reste « maigre » ou superficielle. La
linéarité de l’art égyptien, distinguant la forme, le fond et le contour, est
maintenue. Mais c’est par des moyens inverses à la polychromie égyptienne que
le contour est sauvé. C’est la modulation même de la couleur qui réaffirme la
tripartition de l’espace pictural, déclinant l’unité d’un même plan avec :
des tons rompus pour la Figure ; un régime de couleur spécifique pour le
Contour traité de manière autonome ; un régime d’aplat plus ou moins
sectionné et tendant à la monochromie pour le Fond.
Si le colorisme de l’aplat caractérise
aussi Gauguin ou Van Gogh, c’est du dedans corporel que chaque toile de Bacon
part sans parvenir à s’y installer, en ne cessant pourtant pas d’y puiser ses
couleurs. Mais la déchirure n’est jamais complète. Malgré les torsions et les
convulsions, les entrailles ne parviennent pas à s’échapper tout à fait. Dans
un même débordement de couleurs, orifices, musculature et os se mélangent. Le
corps n’en continue pas moins de faire encore figure : ses postures
peuvent encore se dire. Dans son renversement même, l’ordre égyptien se
perpétue non plus à partir de la souveraineté du dehors, mais à partir
d’un dedans obsédant. À vif, ce dedans reste malgré tout fuyant et
invisible. Car il ne cesse d’être mis en abîme par un dehors d’ombres et
de miroirs qui ne font plus que le répéter en écho. Cet impossible dehors
maintient l’espace d’un plan différencié, mais sur le seul mode d’une variation
rythmique de couleurs. Loin d’exprimer une quelconque subjectivité, ces
couleurs ne cessent de faire voir ou entendre les mêmes et imperceptibles
forces de décomposition et d’anonymat qui traversent et emportent la vie.
Cette mort donnée à voir, n’est pourtant
pas le gâchis d’un désordre radical. Certes, le dehors n’est plus qu’un espace
intérieur déserté, qui jamais ne renvoie à une sortie possible sur l’ordre d’un
paysage ou horizon. Il reste inhabitable et son aménagement n’est qu’un
simulacre de mobilier ou de prothèse, pour une peau qui ne tient plus debout.
Mais demeure le contour, comme flaque de chair ou d’ombre, qui continuent de
dédoubler dedans et dehors.
Cela ne conduit-il pas à renverser
l’ordre de leur subordination et à interdire toute fuite ou représentation
possible, à travers la prolifération des déménagements et décadrages ? Ce
qui est sûr c’est que l’architecture intérieure, la géométrie et les tonalités
réduites des couleurs, ne construisent plus de maison éternelle pour la transfiguration
de la chair. Socles, parallélépipèdes, signes ou vecteurs de vitesse ne sont
que le revers d’une canalisation ou d’un discours toujours en retard ou
posthume.
Dans la peinture chrétienne, surtout
byzantine, le contour articulant la forme et le fond avait été traité par
l’auréole, dans les figures baconiennes elle est maintenant foulée au pied.
Avec Bernard Réquichot, la frontière du contour n’est plus seulement à
transgresser. Suspendant l’opposition du corps et de l’âme, Barthes soulignait
qu’il peignait son propre « dedans
assené comme une gifle à l’intime » (1973 : 211). Privé
d’opposition et donc de sens, le corps se perd dans une chair qui, n’étant même
plus « peinture », au sens traditionnel, s’absorbe ou s’abstrait dans
une vibration. Dans le bruit ou le fracas chaotique de cet abandon, ses Reliquaires ont moins les frontières
d’un cadre que les limites d’une boîte qui ne s’ouvre que pour se refermer sur
un corps digestif et érogène, qui s’étale, s’enroule et se décharge. C’est le
goût baroque d’un dégoût, mais qui est moins l’érection du sens, le
corps-phallus, que son affaissement. C’est la « débandade » ou la « dérive » d’un « corps antérieur, celui d’avant le miroir ».
D’où le paradoxe d’une peinture sans peinture, d’une couleur entre
l’alimentaire et le déchet, qui n’est plus que brouillage :
l’impossibilité ou l’impuissance du sens de la « voix blanche » qui « ne
parvient à se colorer que par des artifices pitoyables ».
Anatomie et
désordres du monde : anciens équilibres et déséquilibres contemporains
L’œil-scalpel de l’anatomie traverse
aussi les chairs, mais c’est pour mieux les évacuer. S’il s’agit de commencer
par le dedans, c’est dans le but de s’approprier et se représenter le corps
dans la totalité et la diversité de ses fonctionnements. Ici le primat de la
fonction ou de la forme se substitue à celui de la matière ou de la couleur.
Mais, l’armature des squelettes décharnés est bien fragile pour contenir la
logique de cette division, qui relativise toutes les frontières et d’abord
celles entre les espèces vivantes.
Les premières planches d’anatomie étaient
moins des atlas que des insulaires. Mais, en 1543, alors que Copernic proposait
lui-même un système où la terre natale de l’homme n’était plus le centre et la
mesure du monde, Vésale pouvait encore croire à l’harmonie
Macrocosme-Microcosme et suivre l’ordre galénique d’exposition des parties. Dans
sa Lettre-préface, il pouvait même reprocher à Galien de n’être pas allé assez
loin dans l’établissement de « la
différence infiniment multiple » entre les organes du corps humain et
ceux du singe . Car pour redonner corps ou individualité à ses écorchés, Vésale
faisait appel au nouvel art de la perspective.
De
humani corporis fabrica restituait l’unité dynamique du vivant par l’image
de corps ouvert mais non moins debout. C’est ainsi, selon Canguilhem
(1964 : 146-154) que l’homme de Vésale n’est pas qu’un objet exposé, mais
reste un sujet responsable de ses postures. Cette nouvelle autonomie, passant
par la conquête du dedans organique, suppose certes l’ouverture d’une faille
entre l’homme et le Cosmos. Plutôt que la hiérarchie d’un monde clos et
intériorisé, fondateur et garant de sa propre substance ou âme, ce qui s’offre
aux yeux de l’écorché c’est un paysage en perspective, singularisé par l’art
d’un maître en peinture (Le Titien ?). À la division organique, que ne
contenait plus la frontière de la peau ou celle d’un espace géo-centré,
pouvaient encore répondre les lieux et l’horizon d’une terre à habiter ou
conquérir.
En pleine tourmente révolutionnaire,
Honoré Fragonard ne cherchait-il pas, lui, à rivaliser avec son cousin, le
grand peintre de la chair ? Entre l’École d’anatomie artificielle, qui
imitait les formations vivantes dans la matière inerte comme la cire, et
l’École d’anatomie naturelle, qui travaillait sur les corps eux-mêmes, il avait
choisi la Nature pour mieux la recomposer avec une grandiloquence baroque. Ne
s’agissait-il pas de réincarner ses écorchés en leur infusant les couleurs artificielles
d’une vie sur le point d’échapper radicalement aux perspectives de l’ancien
ordre social, tel son Cavalier de l’Apocalypse (1766-1771) surgi d’une
gravure de Dürer pour ne plus jamais y retourner ?
Malgré leur coloration naturelle et l’imitation
de certains écorchés de Vésale et Fragonard, les « plastinats » de
Von Hagens semblent s’emporter dans l’extension indéfinie d’un réseau d’organes
et de non-lieux, incapables d’unifier de nouveaux corps en déterminant et
limitant la prolifération de leurs images. Les expositions, KörperWelten (BodyWorlds 1995-2007 ), peuvent autant revendiquer
l’authenticité de la matière humaine employée que la préservation de l’unité
des corps, présentés dans les textes explicatifs comme
« entiers » : (ganzkörper). Ce ne sont sans doute pas des assemblages de cadavres
différents. Mais il n’en reste pas moins que leur unité individuelle se dissout
dans le processus d’une même division : autant celles des fonctions ou
déformations biologiques, dont ils deviennent l’illustration didactique ou
hygiéniste, que celles des lieux de leurs expositions itinérantes, mondialisées
ou délocalisées dans la multiplicité d’un même devenir anonyme. Dans cette
survie, par delà toute limite biologique et toute frontière symbolique de la
mort, ne subsiste plus qu’une circulation de parties renvoyant de proche en
proche les unes aux autres, indépendamment de toute unité. Il n’y a plus que la
logique d’une découpe qui ne fait plus corps ou symbole par des frontières
réglant les échanges entre sacralisation et désacralisation.
Dans cette division sans régulation
symbolique, l’hybridation se généralise dans un effet de totale déréalisation
ou de toute puissance apotropaïque. Les limites sont affirmées dans le seul
relativisme de leur multiplication pour suspendre l’absoluité des frontières
culturellement déterminées entre vie et mort, féminin et masculin, homme,
animal et machine. L’homme n’est plus qu’une agrégation d’éléments combinables
ou interchangeables, comme ce plastinat Orthopédique (1998) dont le
nombre de prothèses ne semble plus avoir de fin ni de finalité. On peut
soutenir la vision de ces morts, dont on ne sait plus vraiment où le corps
commence et se termine, parce qu’on les traverse sans l’obstacle d’une image ou
d’un regard qui creuserait la distance d’une réciprocité autre que celle d’un
narcissisme achevé.
Pour retrouver les couleurs naturelles de
ses écorchés, Fragonard procédait à des séries d’injections de mélanges de cire
colorés. Il arrive à Von Hagens de colorer aussi certains vaisseaux après la
dissection. Mais l’un des avantages techniques de la plastination est la
conservation des couleurs naturelles, grâce au remplacement de la peau par des
polymères réactifs. L’eau des organes est ainsi absorbée au profit d’une
substance transparente, inodore et malléable.
Le plus souvent, le but reste pourtant
d’aboutir à la rigidité ou verticalité phallique d’une statue. La traversée de
l’informe, comme mort ou féminin matriciel, n’a pas le sens transgressif du « dégoût »
par lequel Bataille nourrissait son « désir de l’impossible » ou du
sacré. La peau et la mort ne sont plus que des limites biologiques relativisées
par un « bio-pouvoir » qui commence à s’imposer par la transparence
technique, plutôt que par l’opacité ou les frontières de l’efficacité
symbolique. N’est-ce pas la fin de la frontière du corps comme images de chair,
entre couleur et incarnat, identité et métissages ?
La temporalité de l’image comme distanciation et
mouvement de la couleur
Si les premières images sont nées par
redoublement et dédoublement d’un corps voué à une absence ultime ; quel
sens donner aux images, lorsque les corps mortels ne disparaissent plus, mais
survivent en ne renvoyant plus qu’à leur seule et anonyme présence ? En
stoppant le processus biologique de la disparition, la plastination n’est-elle
pas l’accomplissement de toute image : rendre possible une survivance
définitive ? Une fois plastiné, le cadavre ne devient-il pas une image
plus parfaite que tout masque mortuaire ?
On peut, comme Blanchot (1988 : 346-349),
être fasciné par l’instant où la mort fige le visage, comme le moulage ou
l’empreinte photographique peut figer le vivant. Mais un masque ou une
photographie, c’est aussi et surtout le mouvement d’une distanciation, qui
laisse place au temps. Ne pouvant avoir l’immédiateté ou la transparence d’un
pur renvoi à soi-même, l’image comme le corps dont elle est, originellement ou
métaphoriquement, l’ombre a nécessairement l’opacité d’un imparfait mélange de
présence et d’absence. Elle donne à voir dans le retrait ou la distance de
l’invisible.
Le temps de l’image c’est celui de
l’accident, de l’inattendu ou de la création. L’image ne suppose pas seulement
le dédoublement massif ou le détail. Elle est toujours aussi cadrage et
décadrage, ombre et lumière, fixité et variation, qui supposent des frontières
non pas seulement comme traits mais comme couleurs. Si elles ne sont visibles
que par les contrastes et la différenciation des signes, elles échappent tant à
Newton qu’à Goethe. Comme l’image, la couleur qui la déborde peut se fixer.
Mais aucun cercle ou triangle chromatique ne peut traduire son irréductible
mouvement. Entre tactilité et visibilité, texture et teinte, timbre et nuance,
elle est ce qui peut toujours couler ou ouvrir à l’interprétation malgré les
codages et décodages culturels.
[1] : L’auteur dit subvertir cette ancienne classification
anthropologique, déterminée par le paradigme évolutionniste, par l’approche
ontogénétique issue de la psychanalyse lacanienne. Mais ce concept de
« sauvage » reste surdéterminé par le dualisme Nature / Culture.
Il implique non seulement que certains hommes incarneraient encore les débuts
d’une humanité, dont notre « civilisation » serait l’achèvement, mais
aussi que ces hommes entretiennent avec la Nature (dont ils ignorent en fait le concept et
ses développements ambigus depuis les Grecs) un lien qui les maintiendraient au
seuil ou aux marges d’une Culture, dont le progrès serait précisément sa
domestication ou domination, son abstraction ou son refoulement sinon son
retour.
On
pourrait Par-delà nature et culture
tenter, avec Philippe Descola, de « mettre
en chantier une anthropologie moniste » (2005 : 14) en considérant que même dans nos sociétés
dites évoluées, tout au moins industriellement, la frontière entre humains et
non-humains est finalement « à peine
plus nette malgré tout l’appareillage épistémologique mobilisé afin de garantir
son étanchéité ».
Disons
que de notre point de vue nécessairement limité, dans le cadre de cet article,
la porosité se joue particulièrement à « fleur de peau » (Guillet, 1995) dans des cultures qu’on a pu
trop vite classer dans un stade d’évolution primitif.
[2] : Maertens (1974 : 42-44) cite plusieurs exemple où
le blanc, « lumière lunaire »,
« lait maternel de l’avant-vie »,
« sperme ou sang blanchi des
ancêtres (après-vie) », caractérise la couleur de la mort. Ce degré
zéro de la couleur peut se retourner en signe de vie, de pureté ou de naissance
et plus généralement accompagner les rites de passage, maturité ou mariage.
Mais le noir ou le rouge, « variant
en fonction des productions du terroir », peuvent aussi assurer la
même fonction de « Vide »
initial, émergeant paradoxalement, par défaut ou excès, des orifices du corps
dont les contours sont privilégiés dans les inscriptions tégumentaires (51-52).
La première couleur, blanche, noire, rouge ou finalement neutre, en tant que
posée originairement, manifesterait donc l’indifférenciation première à partir
de laquelle pourrait se différencier et se hiérarchiser l’ensemble des autres
couleurs, alors secondaires et subordonnées.
Bibliographie
Barthes R. 1973, Bernard
Réquichot, Bruxelles, La Connaissance.
Belting H. 2004, Pour une anthropologie des images,
Paris, Gallimard.
Blanchot M. 1988 [1955], L’espace littéraire, Paris, Folio essais.
Chevalier L. 2004, La
frontière entre guerre et paix : du
signe au sexe, le théâtre sacrificiel de l’homme, Paris, L’Harmattan.
Canguilhem G. 1964, « L’homme de Vésale dans le
monde de Copernic : 1543 » dans Commémoration
solennelle du quatrième Centenaire de la mort d’André Vésale, Belgique,
Académie royale de Médecine.
Guillet G. 1995, L’âme à fleur de peau : rites,
croyances et signes, Paris, Albin Michel.
Deleuze G. 1981, Francis Bacon : Logique de la
sensation, Paris, Éditions de la Différence.
Descola Ph. 2005, Par-delà nature et culture,
Paris, Gallimard.
Gargiani R. 2002, « Aux origines du Prinzip der Bekleidung de
Gottfried Semper », Matières, n° 5, pp. 62-75.
Maertens J-T. 1978, Ritologiques 1 : Le dessein sur la peau, Paris, Aubier.
Thévoz M. 1988, Le
corps peint, Genève, Éditions Albert Skira.